Petite soeur mon amour
édition Points - 734 pages
Mon résumé :
Janvier 1997. La veille de ses six ans, Bliss Rampike est retrouvée assassinée dans la cave de la maison familiale. Qui a pu tuer cette jeune vedette de patinage artistique ? Dix ans après, son frère rédige Petite soeur, mon amour, et essaie de comprendre ce qui a pu se passer.
Mon avis :
Joyce Carol Oates ne montre pas l'envers du rêve américain, elle le fait littéralement voler en éclats. Pour atteindre son but, elle détourne une forme convenue : le livre-confession autobiographique. Ce genre littéraire commercial fleurit aux Etats-Unis mais aussi en France (je n'ai pas de titres en tête, je ne lis pas ce genre de prose, je sais simplement qu'elle existe. Joyce Carol Oates donne l'illusion du réel en concentrant tous les codes du genre sur sept cents pages, en écrivant avec une maestria, une ironie douloureuse, une lucidité sans faille ce récit sordide.
Elle s'est inspirée d'un fait divers tristement célèbre : l'assassinat non résolu d'une mini-miss JonBennet Ramsey. Des reportages, et même un téléfilm ont été consacrés à ce meurtre, montrant la manière dont les parents exploitaient leur fille, mais aussi insufflant l'idée que le frère aîné n'était pas étranger à sa mort. Un pédophile est passé aux aveux en 2006, mais les enquêteurs ont montré les incohérences de son témoignage. Le dossier a été rouvert fin 2010. Voilà pour les faits "réels". Retournons maintenant au roman.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes dans la famille Rampike. Le père a un excellent travail, qui lui a permis d'acheter une maison dans un quartier chic. Sa femme ne travaille pas, comme il se doit, elle se consacre à l'éducation de son fils, Skyler, le "petit homme" de maman, puis d'Edna Louise, sa fille, un bébé qui passe son temps à pleurer. Leur but ultime, déjà ? Paraître, à tout prix. Personne ne fait attention à madame Rampike, qui essaie d'initier son fils au patinage artistique. Elle peine à entrer en relation avec les familles en vue, celles qui habitent dans des quartiers encore plus chic que le sien. Le drame survient. Non, je ne parle pas du meurtre - pas déjà - je parle de la chute qui laissera Skyler handicapé, à la suite d'un accident à l'entraînement de gymnastique. Skyler perd dès lors presque tout intérêt aux yeux de son père, qui n'en fera jamais le grand champion dont il rêvait. Par contre, il pourra intenter un procès à son entraîneur et d'obtenir une somme d'argent substantielle - première dénonciation du système judiciaire américain - et reporter la responsabilité sur lui, et non sur sa volonté de paraître - déjà.
L'image est ce qui compte plus que tout. Paraître, toujours. Le jugement moral n'est pas écrit noir sur blanc, non, il est là, dans le ton employé par Skyler, dans ses remarques persiflantes. Bientôt, Edna Louise ne sera plus, elle sera Bliss, et tant pis si ce choix déplaît à madame Rampike mère dont elle porte le prénom, ce choix ne l'avait pas amadoué, pourquoi le conserver ? Bliss entre sur cette scène qu'est la patinoire, et tous les regards convergent vers cette enfant de quatre ans qui patine si bien. Cette enfant aura très vite les mêmes costumes qu'une patineuse adulte (les descriptions, précises, sont autant d'invites pour un certain public masculin), elle sera maquillée, non pour aguicher, non parce qu'elle n'est pas très jolie mais parce que c'est nécessaire, ses cheveux seront teints, bref, Edna Louise est complètement dépossédée de son identité première, afin de plaire, pas seulement au jury, mais surtout à ses propres parents, passés maître, surtout la mère, dans le chantage affectif et religieux.
Bigote, madame Rampike ? Sans doute, elle qui prie si souvent, et se reproche de ne pas avoir prié assez en cas de défaite. Elle s'est forgée une foi à son image, je l'imagine fort bien en championne de la casuistique, elle qui déforme chaque précepte pour l'utiliser à son avantage. Le pire, bien sûr, est qu'elle n'en a aucunement conscience, tout comme son mari n'a aucunement conscience que sa culture n'est que de la cuistrerie, qui en serait presque risible n'étaient son attachement viscérale à ses principes, aussi déformés qu'un reflet dans un palais des glaces.
Risibles, oui, ils le seraient si la tragédie n'était au milieu du chemin. Ils le seraient par le décalage flagrant entre leurs paroles et leurs actes. Ils sont surtout abjects, et tout une industrie avec eux. Pas besoin de dénoncer, il suffit juste pour Skyler d'annoncer le nombre de maladies mentales qui lui ont été diagnostiquées, le nombre de médicaments que lui et sa soeur ont été contraints de prendre, pour soigner les sus-dites maladies ou pour augmenter les performances sportives, pour rendre plus dociles aussi. La moindre rébellion est aussitôt étiquetée et soignée, à la plus grande joie des industries pharmaceutiques. Il lui suffit aussi de révéler ce qui a été fait des images de sa soeur, et des batailles autour de ce "droit à l'image", chèrement remportée par la famille éplorée. Il suffit de montrer sa mère, devenue écrivain (!) afin de raconter la véritable histoire de sa fille puis de montrer comment elle avait surmonté sa douleur.
Pour jouer le jeu de la vérité, Joyce Carol Oates montre Skyler en train de s'interroger. Sur la justesse de ses souvenirs ou de sa reconstitution. Sur son droit à raconter tel ou tel fait. Etre multiple, le Skyler lecteur sourit presque du Skyler écrivain, encore sous le coup de ses névroses, tout comme celui-ci se détache du Skyler souffrant qui est pourtant le personnage de base de ce récit - lui et Bliss, indéfectiblement liés. Paradoxe ultime ou pirouette finale, Skyler choisit de ne pas révéler la vérité sur le meurtre de sa soeur, tout en le montrant à lire dans le récit. Skyler ne peut pas dire quelque chose qu'il n'a pas fait.
Tous les sujets peuvent être traités en littérature. Il faut juste avoir la puissante écriture de Joyce Carol Oates pour en tirer un ouvrage destabilisant, dérangeant, et parfaitement réussi.